samedi 28 juin 2014

THERESE de MOELIEN,dite" l'amazone de la chouannerie" , I.




Thérèse de MOËLIEN





Thérèse de Moëllien était née à Rennes le 14 juillet 1759. Son père, Sébastien Marie Hyacinthe de Moëlien, chevalier de Trojolif est conseiller au Parlement de Bretagne. Sa mère, Perrine de la Bélinaye[1] est la sœur de Thérèse de La Bélinaye, mère du marquis de la Rouërie. Thérèse de Moëlien et Armand Tuffin de la Rouërie sont donc cousins germains.




La mère de Thérèse, Perrine de La Bélinaye, mourut le 26 octobre 1772 après avoir mis au monde quatre enfants.Aucun de ses enfants ne devait contracter d’alliance, mourant tous très jeunes et, comme nous le verrons, tragiquement pour ce qui concerne Thérèse.


Après le décès de leur mère, Thérèse et sa sœur Renée vinrent définitivement se fixer à Fougères en juin 1773 où elles furent recueillies par leur grand-père maternel, le comte de La Bélinaye, comme l’atteste un document[2] écrit par leur père, Sébastien de Moëlien, ayant pour titre : « Affaires de mes enfants » :


« … J’ai eu le malheur de devenir veuf le 26 octobre 1772. Je suis exilé à Penneurne, près de Landerneau. J’ai fait un état de mes dètes et affaires, des meubles que j’ai à Penneurne, à Neascanton et à Trojolif ; dès que j’aurais la liberté d’aller à Rennes, je ferais l’état des meubles et effets que j’y ai, pour former un tableau de ma communauté à l’époque de la mort de Madame de Moëlien, pour que mes enfants soient en état de décider s’ils doivent accepter ou refuser ma communauté.

« Les immeubles de mes enfants consistent quant à présent dans les métairies des Ans, de la Marre, de la Rouxière, paroisse de Marcillé-Robert, évêché de Rennes, et ont été données à Madame de Moëlien en avancement de droits successifs par son contrat de mariage.

« Madame la comtesse de La Bélinaye, ma belle-mère, est morte en octobre 1766. M. le comte de La Bélinaye est resté sur la détention du tout ; il est trop bon père pour que ce ne soit pas le plus grand avantage de ses enfants, aucun d’eux ne luy a rien demandé, et j’ai suivi leur exemple avec plaisir.

« J’ai quatre enfants : un garçon et trois filles,

«  Mon fils, le troisième de mes enfants, dans l’ordre de la naissance, a reçu au baptême le nom de Charles ; il a eu pour parein le comte de La Bélinaye, mon beau-frère, et pour marenne, Madame de K’lains, ma sœur ; il est au collège à Erné, petite ville du Maine, où son grand-père paie sa pension et l’entretient de presque tout ce qui luy est nécessaire.

«  Ma fille aînée, Marie-Madeleine-Victoire, a eu pour parein le comte de La Bélinaye, son grand-père, et Madame de Moëlien, ma mère, a été sa marenne ; elle est au couvent de l’abbaïe roialle de Saint-Georges de Rennes. Le comte de la Teillaye, son grand-oncle naturel, paie sa pension et une partie de ses maîtres.

« J’ai avec moi chez ma mère, au château de Penneurne, près Landerneau, ma seconde et ma troisième fille.

« La seconde a reçu le nom de Thérèse Joséphine et a eu pour parein M. de Moëlien, ancien capitaine des vaisseaux du roy qui a remplacé son frère aîné, officier aux Gardes Françaises, l’aîné de ma maison ; pour mareine, Madame de La Rouërie, sa tante, qui a remplacé la comtesse de La Bélinaye, ma belle-mère qui devait la nommer.

« Ma troisième fille a été nommée par M. Le Brun de Klains qui a épousé Mlle de Moëlien, ma sœur, et par Mlle de La Bélinaye, sœur aînée de Madame de Moëlien, ma femme :; elle a été nommée Renée-Louise[3].


« Au mois de juin 1773, j’ai conduit mes deux filles cadettes chez M. Le comte de La Bélinaye, leur grand-père, à Fougères ; j’ai prié Mlle de La Bélinaye, leur tante, de veiller à leurs besoins et pour y subvenir je lui ai donné une rescription de 550 livres sur le recteur de Marcillé et je lui ai remboursé 702 livres pour ce qu’elle avait déjà avancé.

« M .l’abbé de la Villegontier est mort à Fougères au mois de juillet ; il était frère de Madame la comtesse de la Bélinaye, ma belle-mère ; mes enfants sont fondés à en hériter aux meubles, aux biens roturiers et aux acquêts… ».






 Hôtel de La Bélinaye, 1738, Fougères


Ce fut donc à Fougères que, désormais, Thérèse de Moëlien allait vivre, entourée de l’affection de son grand-père et de ses tantes, dont Thérèse, marquise de la Rouërie qui, outre son château de La Rouërie, possédait également un hôtel particulier à Fougères. La famille de La Bélinaye, en offrant un refuge à cette (semi) orpheline, lui apportait également une chaleur bien nécessaire à une enfant de 14 ans qui venait de perdre sa mère et d’être éloignée de son père.


Bien que de dix ans plus jeune que lui, elle put partager une commune exaltation avec son cousin, le jeune Armand de La Rouërie, dont elle devint très proche. Participant à la vie mondaine de la ville de Fougères, dont la monotonie fut décriée par Chateaubriand dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, ou aux mariages et cérémonies de la famille, Thérèse se fait remarquer. C'est ainsi qu’en 1782, alors que Thérèse de Moëlien assiste, à Combourg, au mariage de Julie de Chateaubriand avec le comte de Farcy,Chateaubriand  écrit : « … J’y rencontrai cette comtesse de Tronjoli… je n’avais encore vu la beauté qu’au milieu de ma famille, je restai confondu en l’apercevant sur le visage d’une femme étrangère ».Il est vrai qu’à cette époque, le jeune vicomte n’a que seize ans et s’il s’enthousiasme facilement comme on peut le faire à son âge, Thérèse dut produire sur lui une certaine impression dont il avait conservé le souvenir près de trente ans plus tard[4].



Comme on peut le penser, elle dut être attentive aux aventures de son cousin tant à Paris qu’en Amérique où il participa activement, comme on le sait, à la Guerre d’Indépendance américaine, sous le nom de « Colonel Armand ».


Lorsqu’en 1783, au bout de sept ans passés en Amérique, Armand de la Rouërie revint à Saint-Ouen et à Fougères, il fut accueilli comme un héros. « Madame de la Rouërie, écrit Christian Bazin[5], après tant d’angoisses et de rares nouvelles, son imagination souvent alimentée par d’inquiétantes rumeurs, l’ayant vu vingt fois mort, le reçut avec transports , toute échauffée de sa gloire qu’il rapportait d’Amérique. Armand aimait bien sa mère. Mais la mère et le fils ne se comprenaient pas. Thérèse avait toujours été déroutée par la célébrité qui auréolait Armand, en bien ou en mal, célébrité des armes, célébrité d’amours, célébrités de duels, pour ne pas dire célébrité de scandales, qui l’atteignaient au cœur. Ce fils porté aux extrêmes troublait une mère dévouée à la bonne société, à la piété et aux bonnes œuvres ».


Quand son cousin était parti pour le Nouveau Monde, Thérèse n’était ni enfant ni femme, mais une jeune adolescente un peu romanesque. A son retour, elle avait juste dépassé ses 20 ans, était jolie, souple, bien faite, très féminine, passionnée, éprise d’absolu. Un peu garçon manqué, elle montait magnifiquement à cheval. Fascinée par cet adulte au visage basané dont la vie est éclaboussée d’aventures et dont les récits d’audace et de bravoure lui font un peu peur, Thérèse boit les paroles de son cousin qui lui témoigne de la douceur et de la gentillesse. Elle est aussi fascinée par le major Schaffner, ancien officier américain de Pennsylvanie qui avait fait avec Armand toutes les campagnes de la Guerre d’Indépendance et la traversée avec lui pour venir vivre chez son ami au château de la Rouërie  et pour lequel il avait décidé de lier sa vie et de partager le sort.




 A. Tuffin de La Rouërie, Ch Wilson Peale, 1783








Souvent elle demandait à son cousin et à Schaffer de se mettre en uniforme pour le dîner, les deux hommes s’y prêtaient volontiers. Thérèse riait tandis que le singe[6] rapporté d’Amérique par Armand sautait d’une épaule à l’autre.  De son épopée américaine, La Rouërie ne ramena que cinquante mille francs de dettes, de belles lettres de Washington et de Lafayette[7] et les premiers tulipiers introduits en France. Il en planta quatre dans le parc de son château à Saint-Ouen-la-Rouërie, en donna un à son oncle, le comte de La Bélinaye pour le parc du château de La Bélinaye à Saint-Christophe-de-Valains, d’autres spécimens à la famille Guérin, seigneur de Saint-Brice-en-Coglès pour le château de Saint-Brice (château de la Motte), ou encore à son cousin Tuffin de Villiers pour son jardin de Villiers-le-Pré[8].


Le 27 décembre 1785, le marquis de La Rouërie épousait, dans la petite chapelle du château de la Motte, la marquise de Saint-Brice, Louise Caroline Guérin, unique héritière d’un domaine de plusieurs centaines d’hectares[9]. Son père, le marquis Anne-Gilles-Jacques Guérin étant mort, sa mère avait projeté pour sa fille un mariage beaucoup plus avantageux, un mariage de cour. Madame de Saint-Brice était subjuguée par Versailles et par la reine Marie-Antoinette qui l’honorait de ses bontés. Appuyée par la souveraine, elle jeta son dévolu sur un courtisan bien en cour, le chevalier de Pany[10]. C’était compter sans sa propre fille qui depuis longtemps s’était prise de passion pour son fougueux et charmant colonel de voisin, dont le château se situait à une petite lieue du sien.


On a écrit [11] que la jeune marquise de Saint-Brice était « moyennement jolie, un peu trop maigre. Gracieuse et rêveuse, son personnage était beaucoup plus celui de Lucile de Chateaubriand que celui de Thérèse de Moëlien. Cette sylphide n’avait guère de santé à l’inverse de la sportive cousine. Mais elle avait beaucoup plus de passion pour son plus proche voisin que pour son lointain prétendant, ce Parny que sa mère plus qu’elle aurait dû épouser… Armand se rendit d’autant plus volontiers à ses grâces qu’elle ne manquait ni de charme ni d’esprit, qu’elle était très exactement la femme de son monde, et que c’était bien opportun qu’elle fut riche… Madame de Saint-Brice céda. Quant à Madame de La Rouërie, elle ne pouvait pas ne pas être comblée par cette alliance stabilisatrice ».


La petite chapelle de la Motte débordait de beau monde. Les témoins d’Amand étaient le major Schaffner et sa cousine Thérèse de Moëlien. Le couple s’installa au château de La Rouërie, mais peu de temps après le mariage, Louise Guérin, déjà de nature souffreteuse, se mit à tousser et à dépérir. On diagnostiqua une maladie de langueur, comme on disait à l’époque, aujourd’hui nous dirions que la marquise était tout simplement atteinte de la tuberculose. Ce fut alors qu’entra en scène, Chèvetel, un médecin de Bazouges-la-Pérouse qui envoya Louise à Cauterets, dans les Pyrénées, pour lui faire changer d’air, seul moyen à ses yeux de la guérir. C’est là que Louise mourut le 18 juillet 1786, après six mois de mariage. Nous connaissons, trop bien hélas ! le rôle désastreux que joua Chèvetel par la suite.


Après la mort de la jeune marquise de La Rouërie, Thérèse de Moëlien s’installe au château de la Rouërie où elle joue le rôle de maîtresse de maison. Thérèse qui n’a pas de fortune a dû renoncer déjà à envisager de pouvoir se marier. Sans doute alors cherche-t-elle à se rendre utile à son cousin qui a besoin d’une femme pour diriger son foyer.



 Le château de La Rouërie, St-Ouen-La-Rouërie.

On a dit et écrit que les deux cousins devinrent amants, on les a aussi fiancés, voire mariés, ce qui a été démenti par des historiens sérieux. Le Vicomte Le Bouteiller écrit dans son ouvrage [12] sur la Révolution : « N’oublions pas que Mlle de Moëlien prêtait à La Rouërie, son cousin, le concours d’un zèle à toute épreuve. Le roman s’est emparé de sa personnalité et l’a entièrement défigurée. Il lui a prêté, dit Th. Muret[13] une jeunesse et des attraits qui peuvent parler à l’imagination, mais dont Mlle de Moëlien n’eut pas besoin pour être capable d’un grand dévouement. La vérité est qu’elle avait alors 34 ans et qu’elle n’était ni belle ni jolie. On a dit encore qu’une liaison d’amour l’unissait à son cousin : c’est là une autre invention ; mais il paraît que le major Schaffner lui adressa des hommages qui furent accueillis. Ce sentiment, l’ardeur de Mlle de Moëlien pour la cause de la Religion et du Roi ne faisaient qu’un dans son âme. Exaltée comme toutes les femmes savent l’être, elle jeta dans cette conspiration toute sa vie. Courses, démarches, sacrifices, rien ne lui coûtait pour la cause sainte. La Rouërie l’aurait vue, au besoin, combattre à ses côtés ».


George Schaffner n’était pas vraiment beau, dit-on, mais il adorait Thérèse et son dévouement pour elle fut sans limite, comme il le fut pour Armand. Nous avons une lettre de Thérèse à Schaffner. Non datée, elle a pu être écrite avant le mariage du marquis de La Rouërie : «  Monsieur de Schaffner, capitaine de la légion du Colonel Armand aux Etats-Unis d’Amérique, à Brest,

Mercredi midi,

« Je vous ai vu partir avec peine, Monsieur, j’ai beaucoup d’amitié pour vous ; je vous estime infiniment, je vous regrette de même ; mais je vous reverrai, soyez-en sûr. Vous me trouverez disposée à être votre amie, si vous méritez toujours mon estime comme j’en suis sûre.

« Vous serez heureux au milieu d’une famille qui vous aime. Vous avez plu à tous mes parents et amis ; on vous dédommagera des vôtres. Si vous croyez pouvoir être heureux parmi nous, revenez-nous et vous serez bien reçu. Vous viendrez me voir à mon ermitage avec les petits enfants de mon cousin ; je vous donnerai du pain, du beurre, de la crème et tout cela de bon cœur. Songez à cela toutes les fois que mon souvenir vous affligera. Nous nous reverrons bientôt.

« On m’a dit aujourd’hui, et cela me paraît vrai, que les Anglais avaient 22 vaisseaux et 4 frégates pris par les Hollandais. Ce convoi était chargé d’hommes et d’approvisionnements pour l’armée anglaise en Amérique ; on m’a dit de plus que Monsieur de La Fayette avait battu un des généraux anglais. Si tout cela est vrai, nous nous reverrons bientôt, je l’espère et le désire de tout mon cœur ». Signé : Trojolif de Moëlien.


La lettre est complétée par ces quelques mots : « Je partage bien véritablement, Monsieur, tous les sentiments de ma cousine de Moëlien à votre égard ; j’ai aussi cela de commun avec tous ceux qui vous connaissent ici, et je puis vous assurer que vous emporterez tous mes regrets et que nous vous reverrons toujours ici avec un grand plaisir. Adieu ! Bon voyage ! Portez-vous bien et conservez toujours dans votre mémoire que les Français sont de bonnes gens ». – Signé De Farcy.


Il semble qu’il faille voir en cette lettre plus des sentiments d’amitié qu’une déclaration amoureuse. On a cru également que Thérèse de Moëlien avait été fiancée à Louis de La Haye-Saint-Hilaire, son voisin du Coglais qui fut lieutenant d’Armand dans la conjuration. Il l’aimait, sans doute, bien qu’il soit beaucoup plus jeune que Thérèse. Un membre de la famille de La Haye-Saint-Hilaire, descendant de Louis, M. Le Maignan de Kérangat a écrit[14] à ce propos : « Thérèse était en relations d’amitié ancienne avec Louis de La Haye, plus jeune qu’elle de sept ans, du côté de ce dernier l’amitié se teintait sans doute d’un sentiment un peu plus vif qu’elle n’ignorait pas… elle n’avait au moment de son arrestation aucun lien vis-à-vis de quiconque, et elle n’était pas, comme on l’a prétendu, la fiancée de ce major Chaffner que La Rouërie avait ramené d’Amérique ». Pour autant, ce fut à Louis de La Haye qu’elle fit parvenir des boucles de ses cheveux avant de monter à l’échafaud, comme nous le verrons dans les pages qui suivent.



Nous n’allons pas retracer ici l’histoire de la Conjuration bretonne savamment mise en place par le marquis de La Rouërie, mais, pour ce qui concerne Thérèse de Moëlien, il est certain qu’elle y adhéra ardemment, accompagnant son cousin dans ses déplacements. Ce fut ainsi qu’elle s’embarqua avec lui du port de Saint-Malo pour se rendre près des princes émigrés afin d’obtenir leur soutien dans les projets du marquis de résister à la Révolution, obtenant d’eux, en cas de succès, la promesse du rétablissement des privilèges de la province bretonne. La Rouërie était revenu déguisé en marchand ; Thérèse, en costume d’amazone, portait, cousu dans sa ceinture, le pouvoir signé du comte d’Artois avec une note promettant des récompenses à tous ceux qui serviraient la cause royale. De Paris, ce fut ainsi qu’ils rentrèrent au château de La Rouërie.


Tissant la Bretagne de son réseau, on voit sans cesse Armand et Thérèse courir la campagne, elle toujours en amazone, un panache blanc à son chapeau et portant, à l’exemple du chef, des épaulettes d’or et l’aigle de Cincinnatus[15] attaché sur sa poitrine par un ruban bleu. Thérèse s’était instituée l’officier d’ordonnance de La Rouërie.


Le 7 octobre 1790, Thérèse de Moëlien loue un appartement à Fougères chez Roch Lebreton. Pour autant, Thérèse participe à la plupart des réunions conduites par son cousin dans le cadre de son projet. Ce fut ainsi que lors de la réunion organisée en septembre 1792 à La Fosse-Hingant, Thérèse fut la seule à s’élever contre la décision qui avait été prise par les conjurés de faire passer La Rouërie soit en Allemagne soit en Angleterre d’où il se tiendrait prêt à intervenir le moment venu. L’historien Muret[16] rapporte :


« Quoiqu’il n’y eut entre elle et La Rouërie d’autres liens que ceux de la famille et de l’amitié, elle avait sur son esprit beaucoup d’ascendant. Bien qu’aucune femme jusqu’alors n’eut fait partie de semblables réunions, et malgré l’opposition de ses amis, qui connaissaient et craignaient sans doute l’exaltation peu réfléchie de Mlle de Moëlien, La Rouërie l’avait fait admettre à ce Conseil. Avec une chaleur plus entraînante que sage, elle s’élève contre la résolution adoptée ; elle s’écrie qu’il y va de l’honneur de La Rouërie, qu’il ne peut, sans honte, lui, le chef, s’éloigner de ses amis, qui continuent à jouer leur vie. Une scène très vive suivit ces paroles. Elles furent sévèrement blâmées par des hommes intéressés dans la question, et dont la délicatesse en fait d’honneur n’était pas équivoque. La Rouërie écoutait cette discussion, la tête dans ses mains, impassible au dehors, mais vivement combattu. « Messieurs, dit-il, je suis très sensible à vos efforts, et surtout au motif qui les dicte ; mais la pensée de Mlle de Moëlien peut être aussi celle de quelques autres qui, seulement, n’auraient pas sa franchise ; mon pari est donc irrévocablement pris : je resterai, et il ne sera pas dit que j’aie imposé à personne un fardeau dont je ne prendrais pas la plus large part ».


Alors que La Rouërie se trouvait réfugié chez Madame de Saint-Gilles (le marquis dont la tête était mise à prix errait de château en château), le vicomte Le Bouteiller signale que dans un rapport du commissaire Jean Collin au Directoire Exécutif près le canton de Saint-Marc-le-Blanc qui enquêtait chez Madame de Saint-Gilles sur les pérégrinations du marquis (il venait de partir de chez elle pour aller se réfugier au château de Launay-Villiers, en Mayenne, sous le nom de Monsieur Millet), ce fonctionnaire témoigne : « Je fus introduit chez la maîtresse de maison qui, je dois le dire, blâma ouvertement les projets de La Rouërie et se plaignit sincèrement des inconsidérations que commettait Mlle de Moëlien qui courait les champs en habit d’amazone et un plume à son chapeau, et finit par me dire que M. Millet n’était pas chez elle…. »


Thérèse de Moëlien n’était pas à la Guyomarais[17] lorsque mourut La Rouërie le 30 janvier 1793. Ce fut le major Schaffner qui la prévint en venant spécialement à Fougères. Quelques jours plus tard, le 13 février, le traître Chèvetel arrivait à Fougères, pour voir Thérèse qui l’avait supplié de venir donner des soins à Armand, se faisant fort de le faire parvenir jusqu’à lui. Mais le marquis était déjà mort et Chèvetel arriva trop tard, Thérèse était absente et avait quitté Fougères depuis trois jours. Le 25 février, se déroulait à la Guyomarais une scène horrible, brièvement décrite par Muret[18] : « Il n’était pas encore jour. La maison est investie. Pressés de questions et de menaces, les habitants de la Guyomarais refusent de rien dire. Mais les hommes de police prennent à part le jardinier Perrin, ils font agir le vin, ils lui promettent cent louis ; le malheureux leur révèle tout ; il les conduit sur le lieu de sépulture ; on creuse, on trouve le cadavre parfaitement reconnaissable. Les délégués de la Nation coupent la tête de La Rouërie et viennent la jeter aux pieds de Madame de la Guyomarais, en lui disant : « Tiens, voilà la pièce à conviction ! ».


De nombreuses arrestations sont opérées et des perquisitions sont effectuées. A la Fosse-Hingant, en Saint-Coulomb, chez Desilles, trésorier de l’association[19], on relève le nom de Thérèse de Moëlien qui « après la mort de son cousin, accablée, ne tenant plus à rien, était venue se cacher - fort peu – dans la ville de Fougères, où tout le monde la connaissait si bien, un espion la livra[20] ». Elle devait effectivement être arrêtée dans la maison qu’elle avait à bail et où elle résidait parfois. « Cependant, écrit Crétineau-Joly[21], il manquait à la Révolution une pièce importante qui devait exister : c’était la liste des conjurés. Elle devenait nécessaire pour autoriser des perquisitions, pour se tenir en garde contre les complices de La Rouërie. Thérèse de Moëlien avait tenu de lui le dépôt de ces listes. Au moment d’être arrêtée, elle les brûla toutes », ce qui sauva, on s’en doute, bien des têtes car ces listes contenaient plusieurs centaines de noms.


Dans son roman « Quatre-vingt-treize »[22], Victor Hugo rappelle cette destruction de papiers compromettants : « Thérèse de Moëlien, maîtresse de La Rouërie, laquelle brûla la liste des chefs de paroisse… quelquefois les hommes trahirent, les femmes jamais ».


                                                                   Marcel Hodebert


 A suivre: II)  L'arrestation de Thérèse de Moëlien.








[1] Perrine de La Bélinaye est née à Fougères le 26 septembre 1730 en la paroisse Saint-Léonard. Ce fut dans cette paroisse qu’elle épousa, le 2 août 1757, Sébastien de Moëlien. Elle était fille d’Armand-Magdeleine de La Bélinaye et de Marie Thérèse Frain de La Villegontier.. Ce furent ses parents qui firent construire l’Hôtel de La Bélinaye à Fougères (Tribunal actuel) en 1738. De cette union naquirent neuf enfants : Renée Elisabeth (1728-1816), célibataire, elle n’émigra pas et put racheter de nombreux biens familiaux vendus au profit de la République qu’elle restitua par la suite aux siens ; Thérèse (1729-1808), épouse Anne Joseph Tuffin de la Rouërie ;  Perrine (1730-1772) épouse Sébastien de Moëlien ; Anne-Pauline, dame de Vendel (1731-1796) restée célibataire ; Claire Suzanne (1733-1736) ; Magdeleine, née et morte en 1734 ; Charles-René (1735-1821) comte de La Bélinaye ; Armand-Augustin (1737-1738)  et Maurice-René, né à Fougères en 1739 et guillotiné à Paris en 1794.
[2] Archives départementales d’Ille et Vilaine – Dossiers Moëlien – Série E.
[3] Renée de Moëlien mourut à l’hôtel de La Bélinaye à Fougères le 14 octobre 1786. Elle fut inhumée dans le cimetière Saint-Roch « en présence d’une grande multitude de peuple » (Archives municipales de Fougères)
[4] Chateaubriand avait commencé à rédiger  ses « Mémoires d’Outre-Tombe » en 1811. Elles ne seront publiées qu’en 1849, un an après sa mort.
[5] « Le Marquis de La Rouërie « Colonel Armand » - De la guerre américaine à la conjuration bretonne » par Christian Bazin – Ed. Perrin – 1990 – p. 143.
[6] Le marquis de la Rouërie avait ramené un petit singe d’Amérique. Ce singe l’accompagnait toujours dans ses chevauchées, accroché à la croupe du cheval de son maître, ce qui étonnait et intriguait beaucoup les paysans qui accouraient pour voir l’animal de plus près.
[7] La Fayette arriva en Amérique après La Rouërie et il en revint avant lui. Sitôt rentré, bien en cour, il  sut récolter tous les lauriers ! La Rouërie qui n’avait pas voulu abandonner ses compagnons, arriva trop tard et, sauf à Fougères, fut presque oublié.
[8] Dans le département de la Manche – Canton de Saint-James. De ces tulipiers de Virginie, il en reste un seul semble-t-il au château de La Rouërie et un (magnifique) au château de la Motte. Celui, planté à La Bélinaye a été malheureusement abattu par une tempête et celui de Villiers à été débité dans les années 1930.
[9] Son acte de mariage la dit dame « marquise de Saint-Brice, du Champinel, baronne des baronnies de Sens et de la Chatière, châtelaine des châtellenies de Saint-Etienne, de la Fontaine la Chèze, Parigné, le Sollier, le Rocher-Portail et autres lieux ».
[10] Evariste de Forges de Parny (1753-1814) était l’auteur de Poésies érotiques dans lesquelles il rend un hommage délicat à la grâce féminine. Certains de ses poèmes furent mis en musique par Ravel vers 1925-1926. En vérité l’érotisme du chevalier n’était pas celui d’aujourd’hui, il était à la mode de son temps et ses audaces galantes n’allaient pas bien loin. Pour autant, on s’extasiait lorsqu’il écrivait : « Ses mains ne presseront plus un sein élastique et brûlant ». (extrait de ses Chansons Madécasses).
[11] Christian Bazin dans « Le Marquis de la Rouërie », (déjà cité) - page 145.
[12] « La Révolution au Pays de Fougères ». Feuilleton rassemblé et publié en 1988.
[13] « Histoire des Guerres de l’Ouest »  - Tome III, page 88, chez Proust 1848.
[14] Dans un article publié dans le Bulletin de la Société Archéologique d’Ille et Vilaine – Tome LIX – Année 1933 : « Autour d’une vieille lettre, épisode de la Conjuration Bretonne ».
[15] L’Ordre de Cincinnatus avait été fondé aux Etats-Unis en 1783 par les officiers de l’armée de Washington après la Guerre de l’Indépendance.
[16] Tome III, page 105.
[17] Ce château se situe en la commune de Saint-Denoual (entre Lamballe et Plancoët).
[18] Tome III, page 107.
[19] Il a eu juste le temps de s’enfuir et de se réfugier au château voisin de la Ville-Bague avant de s’embarquer pour Jersey où il mourut quelques mois après. Sa femme, devenue folle après tant d’épreuves, dut être enfermée dans un asile. 
[20] Cahuet, page 126.
[21] Crétineau-Joly – Tome III, page 87.
[22] 3ème partie, chapitre V.