mardi 17 avril 2012

LES MIRACLES de SAVIGNY, miroir de la société médiévale?


Les miraculés du Livre des Miracles :
      miroir de la société  médiévale ?




     " Les aveugles voient, les  sourds entendent, les muets parlent, les pauvres sont évangélisés,les boiteux marchent, les paralytiques guérissent, les possédés sont délivrés du démon par les mérites des saints et (qu'y a-t-il de plus remarquable?) les morts ressucitent."
 Paraphrase des paroles du Christ  adressées aux disciples envoyés  par Jean-Baptiste dans l'Evangile
 de saint  Matthieu (XI,5) et de saint Luc  (VII,22)  par l'auteur du Livre des Miracles dans sa préface.



Près de 390 miracles sont décrits permettant une approche de la société médiévale, étaient-ce tous les groupes sociaux qui pouvaient espérer bénéficier de l’intercession des saints de l’abbaye ?






Peu de femmes et d’enfants


Quatre-vingt-neuf miracles concernent des femmes, soit 24% du total, ce qui n’étonne guère au regard d’autres Livre des Miracles, ainsi à l’échelle de la France, P.-A. Sigal a souligné qu’elles ne formaient qu’un tiers des 5 000 miracles qu’il a étudiés. Malgré les lacunes du texte et l’imprécision médiévale pour l’âge, on trouve régulièrement ce type de formule : « Gautier, d’à peu près 15 ans », nous avons néanmoins répertorié une centaine d’enfants (25%). Pour le reste, la gente masculine et adulte domine largement, sans que cela reflète son réel poids démographique dans la société, nobles, chevaliers et religieux paraissent être favorisés par les saints.





Reliques des saints Vital,Hamon,Pierre d'Avranches et Guillaume Niobé, église de Savigny-le-Vieux. DR 



Nobles et ecclésiastiques : privilégiés des saints ?


 Le Livre des Miracles permet aussi une approche en fonction des catégories sociales. À une soixantaine de reprises l’auteur a précisé à quel groupe appartenait le ou la miraculé(e), soit à peine 13 % des cas.

  Sans surprise, la noblesse arrive en tête avec 22 mentions (44%) : dans sept cas le miraculé est simplement qualifié de dominus (seigneur), comme Geoffroy d’Orange tombé gravement malade, ou Isabelle, domina de Fougères, qui appartenait à la strate supérieure de la noblesse, mariée au dernier descendant direct des seigneurs de Fougères, Raoul III, dont la famille était fondatrice de Savigny, elle sera d’ailleurs inhumée dans l’abbaye. Ailleurs, l’auteur souligne que le noble est aussi miles (chevalier), comme Juhel de Logé, « noble et miles, du diocèse du Mans », ou bien que ce membre de la noblesse a un grade de chevalerie moindre et qu’il n’est qu’armiger (écuyer), tel Robin Roussel, « armiger et nobilis du diocèse de Coutances ». Le scribe établit une dernière différence au sein de ce groupe aristocratique, puisque parfois il précise que le miraculé n’est que miles ou simple armiger, sans mention d’une quelconque appartenance à la noblesse. Dans ces deux derniers cas, il faut imaginer que nous avons affaire aux strates inférieures du second ordre, certains armigeri (écuyers) ne pouvant arborer le titre de miles (chevalier) faute de ressources financières....

Inscription latine gravée sur le cénotaphe de saint Vital :
 Inter   alia opera,quemdam militem,populo praesente, suis sanctis precibus resuscitavit.
 Entre autres grandes oeuvres, il redonna la vie à  un militaire,
 sous les yeux du peuple, par ses saintes prières.

      Nécessairement le groupe aristocratique accuse une forte différence entre les hommes et les femmes, les premiers représentant presque la totalité des exemples.
      Cette absence, ou quasi absence, des femmes se retrouve dans le second groupe social celui des religieux. Une douzaine est clairement citée dont une seule femme, la prieure de Mortain. Le clergé régulier apparaît plus nombreux que les séculiers. Parmi ces derniers, nous trouvons seulement un abbé, celui de Beaulieu, près de Dinan. Suivent six moines, dont quatre de Savigny, notamment Guy, atteint de douleurs au crâne, maladie touchant particulièrement les religieux, un prieur, celui de l’abbaye de Vieuville (Bretagne), et un seul convers de Savigny, c’est-à-dire un moine affecté aux tâches manuelles. De son côté, le clergé séculier est beaucoup moins présent, seuls quatre prêtres sont mentionnés. L’auteur évoque aussi cinq clercs, dont un seul semble avoir intégré les ordres puisqu’il est qualifié de diacre. Si l’on se fie aux seules mentions de catégories sociales de l’auteur, les religieux représentent près du tiers des personnes bénéficiant d’un miracle.


Nous retrouvons ici les divisions intellectuelles forgées depuis l’époque carolingienne, où « ceux qui prient » (oratores) et « ceux qui combattent » (bellatores) sont mis en avant, qu’en est-il de « ceux qui travaillent » (laboratores) ?



Le troisième ordre : le grand oublié ?


Le monde des villes paraît très discret. Pour les citadins, les textes distinguent cives (citoyen) et burgenses (bourgeois). Le premier terme désigne un habitant d’une ancienne cité, bien souvent d’origine gallo-romaine, quant au second, il indique une personne vivant dans un burgus, soit un bourg, c’est-à-dire un lotissement installé le plus souvent en milieu rural, près d’un prieuré ou d’un château. Ainsi, un cives vient d’Avranches et trois autres de Coutances, qui sont effectivement d’anciens chefs-lieux gallo-romains; les bourgeois, quant à eux, n’apparaissent qu’à trois reprises.


Les paysans semblent les grands oubliés, un seul est clairement désigné par l’auteur du Livre des Miracles, Renaud, rusticus, vivant près de Savigny. Il semble bien que le monde rural ne soit pas nettement distingué car il fournit très probablement le gros des troupes des miraculés, omniprésents dans la société médiévale, l’auteur n’a pas jugé utile de relever leur catégorie sociale.


Le Livre des Miracles fournit aussi quelques précisions relatives à des membres du troisième ordre. On trouve ainsi une demi-douzaine de mentions d’activités professionnelles, comme Hervé, marchand  à Lasson (Calvados), ou Geoffroy Dobé tailleur. Pierre de Quarnet, en Saint-James, frôla le naufrage sur la Gironde et fit appel aux saints de Savigny, faisait-il du commerce ? Renalt Gaudin, du château de la même paroisse, est pris de fièvre alors qu’il revient du Poitou, où « il avait transporté des marchandises avec ses associés pour les vendre ». Parmi ceux qui sont désignés en fonction de leur métier, on trouve un famulus, Guillaume de Paris, domestique, serviteur, de l’évêque d’Avranches ; et trois artisans, dont un charpentier, Hervé de la Crèche malheureux menuisier de La Bazouge-du-Désert qui chuta lourdement du toit sur lequel il travaillait, mais les saints le sauveront. Enfin, André de Laval, habitant de Mayenne, est désigné comme faber, probablement un orfèvre.




Le Livre des Miracles fidèle portrait de la société ?


Au final, l’auteur nous dresse non pas un fidèle portrait de la société médiévale telle qu’elle était, mais probablement telle que lui la voyait ou telle qu’on lui avait demandé de la transcrire dans son Livre. Le monde de la noblesse semble le plus important, mais cela ne s’explique-t-il pas par le fait que nobles et chevaliers sont les principaux donateurs de l’abbaye ? Ils donnent des terres, des rentes en argent ou en nature, des dîmes... L’approche de la mort reste le moment le plus propice à l’acte de donation, mais il n’est en rien exclusif. L’auteur soigne ici les relations privilégiées qu’entretiennent les moines avec les puissants, les nobles ne sont peut-être pas les plus nombreux à bénéficier des miracles, mais on prend soin de les distinguer des autres.



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Gravure d'après la revue Le Pélerin , fin XIXè,  illustrant trois moments édifiants ou merveilleux  de la vie du saint : au centre, le comte de Mortain et sa famille rendent visite à saint Vital dans son ermitage.  La miniature supérieure représente la chute du moine Osbert protégé  par saint Vital; sur la  miniature inférieure, saint Bernard de Clairvaux voit l'âme de Vital monter au ciel . Hippolyte Sauvage, Vie de saint  Vital,p.74.


    En nombre presque égal les religieux, mais là aussi on retrouve certains choix. Ce n’est certainement pas un hasard si les membres du clergé régulier sont beaucoup plus nombreux que les simples curés de paroisse. On retrouve ici une tension parcourant le clergé entre ceux qui veillent aux âmes dans l’au-delà, les moines, et ceux qui s’occupent des âmes ici-bas, les prêtres. Les réguliers sont représentés dans toute leur diversité, depuis l’abbé au convers en passant par le moine ; d’ailleurs l’auteur appartient à ce dernier groupe.


Noblesse et clergé sont surreprésentés, mais il convient de rappeler qu’il s’agit de deux groupes privilégiés, socialement, mais aussi économiquement et symboliquement. En cas de maladie ou d’accident, les nobles ont les moyens financiers de se déplacer, de venir en pèlerinage ; quant au clergé, si les réguliers sont si nombreux c’est peut-être parce qu’ils vivent à proximité des reliques. La césure au sein du clergé renvoie éventuellement à une opposition sociale, les séculiers vivant dans des conditions matérielles souvent plus difficiles que celles des réguliers.
« Ceux qui travaillent », le troisième ordre, sont mêlés les uns aux autres, certes les citadins paraissent les plus souvent cités, mais à plusieurs reprises le monde rural, celui des artisans et surtout des paysans, se devine, ces derniers étant très probablement les plus concernés par les miracles.


    Quant à la répartition des sexes, on note une plus grande proportion d’hommes (deux tiers) que de femmes (un tiers), le même type de différence s’observe à l’échelle de la France entière, il faut probablement faire un lien avec la plus grande sédentarité des femmes, les hommes, plus libres pour se déplacer, pouvaient se rendre plus facilement dans les sanctuaires. On ne peut oublier que le Livre est l’œuvre d’un clerc, un moine, qui vit éloigné des femmes depuis son entrée à l’abbaye; les cloîtres, les scriptoria et les écoles restaient des univers exclusivement masculins. Il parle d’un monde qu’il connaît très mal. Enfin, tous les âges sont concernés par les miracles. Sans être un fidèle reflet de la société médiévale du XIIIe siècle, le Livre des Miracles souligne néanmoins que tous peuvent être concernés par un signe de Dieu, l’auteur n’oublie personne indiquant par là que tous peuvent être sauvés.







Eglise paroissiale de Savigny-le-Vieux, où reposent les reliques des saints de Savigny.
Chaque année, en septembre, on porte en procession les reliques des saints sur l'autel de l'abbatiale
détruite, par fidélité à l' héritage rituel.
                                                                                                     Texte:   Julien Bachelier

                                                                                              Clichés : J.PGallais
                                                                                                                    

 Bibliographie:      - Bachelier Julien, « Miracles et miraculés au milieu du XIIIe siècle d’après le Livre des Saints de l’abbaye de Savigny », dans Revue de l’Avranchin et du Pays de Granville, 2011, t. 88, fasc. 426.
 -Liber de Miraculis Sanctorum Savigniacensium publié dans Recueil des Historiens des Gaules et de la France, publ. par de Wailly, Delisles et Jourdain, 1894, t. 23.
-Pichot Daniel, Les cartulaires manceaux de l’abbaye de Savigny, Avranches, Société d’Archéologie d’Avranches-Mortain, tiré à part de « Les cartulaires manceaux de l'abbaye de Savigny : essai d'étude économique et sociale », dans Revue de l'Avranchin et du pays de Granville, t. 53, n. 286, 287, 288.

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